La configuration géologique des grands fleuves et des montagnes du nord-ouest du Yunnan, aux confins de la Birmanie et du Tibet, unique en son genre, produit une variété d'écosystèmes inédite.
Le Tibet n'est pas surnommé à tort le château d'eau de l'Asie. La plupart des grands fleuves du continent prennent leur source sur ses hauts-plateaux, depuis ceux qui coulent à travers le sous-continent indien (Indus, Gange, Brahmapoutre - le Yarlung Tsangpo tibétain), jusqu'à ceux de Chine (fleuves Jaune, Bleu), en passant par ceux qui irriguent toute l'Asie du sud-est (Mékong, Salouen, Irrawaddy). Et c'est sans compter les rivières, notamment celles qui, sur le flanc nord du plateau tibétain dévalent des monts Kunlun pour se déverser dans le désert du Taklamakan, où elles finissent englouties, comme toutes choses, dans les sables du Tarim.
Les marches tibétaines du Yunnan, un "miracle géographique"
Entre le sud-est du Tibet, et le nord-ouest du Yunnan, les cours de trois fleuves majeurs, Salouen, Mékong et Yang-Tsé Kiang, se retrouvent étroitement serrés et suivent une direction parallèle nord-sud, jusqu'à ce que ce dernier, au niveau des gorges du Saut du Tigre, et par une série de coudes, fausse compagnie aux deux premiers pour traverser la Chine d'ouest en est. La proximité, sur plusieurs centaines de kilomètres, de trois des plus grands fleuves du continent asiatique roulant bord à bord leurs flots tumultueux dans des vallées encaissées, mais inaccessibles l'une à l'autre, séparées par des dorsales de montagnes 2000 mètres plus élevées, a valu à cette configuration géologique unique au monde le qualificatif de "miracle géographique". « Gorges parallèles, démesurées absolument pareilles, il n’y a rien de si géométrique au monde », écrivait dans Le Tibet révolté le géographe Jacques Bacot, fondateur de l'école française de tibétologie, qui y fit deux voyages d’exploration, en 1907 et 1910. Limes dans toutes les acceptions du terme, limite naturelle entre les mondes chinois et tibétains, les marches tibétaines du Yunnan sont à la fois une frontière naturelle et une voie de passage entre l’Asie fertile des plaines, des agriculteurs et des moussons, et la Haute-Asie des plateaux, de la steppe et des nomades.
« Gorges parallèles, démesurées absolument pareilles, il n’y a rien de si géométrique au monde », écrivait dans Le Tibet révolté le géographe Jacques Bacot, fondateur de l'école française de tibétologie, qui y fit deux voyages d’exploration, en 1907 et 1910.
Le massif du Kawa Kharpo en particulier, dont le sommet principal culmine à 6743m, agit sur cet entrelacs, qu'il domine de sa masse puissante, comme garde-frontière et arbitre des différences. Appartenant à la chaîne des Hengduan Shan, qui délimite la frontière sud-est du Tibet, depuis le nord de la Birmanie jusqu'au Gansu, le Kawa Kharpo, sur les flancs duquel coulent le Mékong et la Salouen, est au Yunnan la redoute naturelle qui garde jalousement la porte d'entrée du Tibet. Les Khampas (les Tibétains du Kham, le Tibet oriental), considèrent le Kawa Kharpo comme le dieu des terres (Yul-Lha). Montagne sacrée à la fois pour les bouddhistes et les adeptes du Bön, la religion chamanique pré-bouddhique, elle voit passer annuellement nombre de pèlerins qui honorent la divinité en accomplissant la kora, le pèlerinage circumambulatoire autour de la montagne.
La différenciation géographique, jusqu'à ce que le développement récent commence à désenclaver les vallées, a eu pour résultat une forte différenciation ethnico-linguistique. Le Yunnan (云南, le pays « au sud des nuages », bordé par le Vietnam, le Laos, la Birmanie, a longtemps été vu comme une excroissance de l'Asie du Sud-Est plutôt qu'appartenant à la sphère chinoise. Excroissance de la péninsule indochinoise, intriquée dans le Triangle d'or, la province concentre en son sein 26 des 55 minorités ethnique de Chine. Un catalogage administratif, dont la simplification bureaucratique ne rend pas compte de l'émiettement des peuples, des langues et des coutumes, dispersés de part et d’autre des frontières étatiques, essaimés le long des fleuves, lovés dans les replis des montagnes, autarcisés dans des modes de vie paysans inchangés. Les dialectes, les costumes, la nourriture, l’habitat, varient brutalement d’une vallée à l’autre, après un col dont l’altitude augmente avec la latitude. Les écosystèmes connaissent les mêmes changements brusques, passant d'une jungle de montagne et des torrents de pluie, à une vallée sèche et rocailleuse, ou à de vertes prairies d'alpages. Les marches tibétaines du Yunnan sont essentiellement peuplées de Tibétains, de Lissou, de Nu (Loutse), de Naxi et de Dulong, sans compter les migrations Han le long des artères urbaines de développement. Ces peuples se connaissent, s’épient, se font la guerre, et commercent depuis la nuit des temps, notamment le long de l’ancienne Route du thé, où les galettes compressées de thé Puerh voyageaient à dos d’homme ou de cheval jusqu’à Lhassa pour apporter aux nomades tibétains l’apport végétal qui faisait défaut à leur alimentation.
Entre les rives de la Salouen et du Mékong, se dessine ainsi un pays, peuplé d’ethnies tibéto-birmanes, vivant au rythme de la terre et des transhumances, farouchement indépendantes, enracinées et fières, aux trésors aussi prodigues que leur cœur.
C'est véritablement, là-haut, un royaume au-dessus des nuages.
Comments